Stress au travail : étude
comparative de méthodes d’évaluation du stress au travail
Le Centre de recherche sur les Risques
et les Crises (CRC) de Mines ParisTech a mis en chantier une
expérimentation, en collaboration avec une équipe de médecins de
travail des Alpes-Maritimes. Cette étude a pour objectif d’évaluer
et de comparer différents outils d’évaluation du niveau de stress
dans une organisation de plusieurs centaines d’employés. D’un
côté, la méthode WOCCQ, développée par l’Université de Liège
en Belgique, est utilisée pour faire un diagnostic de la situation
au sein de l’entreprise et de l’autre, un ensemble de
questionnaires connus et éprouvés par l’équipe de médecins de
travail est utilisé avec le même objectif. Dans des articles
précédents, nous avons déjà abordé la problématique du stress
au travail et nous avons également présenté le modèle de Karasek
et la méthode WOCCQ. Dans cet article, nous présenterons brièvement
les principales conclusions de cette étude comparative.
Organisation de l’étude
Cette étude porte sur le secteur
sanitaire et social et relève d’une demande d’intervention de la
part de l’entreprise auprès d’un grand cabinet de médecine de
travail. Des problèmes rencontrés dans des services de l’entreprise
ont motivé la direction à conduire une démarche proactive en
étudiant la charge mentale dans les établissements. L’entreprise
en question emploie 900 personnes, réparties dans neuf services
différents. L’enquête comporte principalement le WOCCQ (voir RSE
n° 5) ainsi que le Karasek (voir RSE n° 4) et le GHQ12. Ceux-ci
sont complétés avec des questions socio-professionnelles et
démographiques (permettant de classer les employés afin de trouver
des populations à risque majoré), des questions qui sondent les
conditions de travail (organisation, matériel, charge de travail,
violence, reconnaissance, usure professionnelle) et des questions qui
traduisent des plaintes ou signes cliniques et la relation possible
avec le travail actuel. Ces dernières sont remplies avec l’aide du
médecin du travail.
Un travail avec l’entreprise a été
mené préalablement pour identifier les besoins d’évaluation et
la structure de l’organisation. Celui-ci s’est déroulé dans le
cadre de plusieurs réunions avec les commanditaires (les Ressources
humaines et la Direction générale). Une fiche socio-démographique
ad hoc permet de définir les segments (et d’identifier les groupes
à risque ultérieurement). Ces données ont été utilisées pour
les deux méthodes. Le questionnaire final regroupant les questions
pour la méthode WOCCQ, les questions socio-démographiques et les
questions pour le Karasek présentent pas moins de 207 questions
reparties sur 9 pages A4. À ce volume de questions, il faut ajouter
le GHQ12. Le format de réponse aux questionnaires est au choix :
jamais / rarement / de temps en temps / régulièrement / toujours ou
presque toujours. Sur une période de deux mois, 509 questionnaires
remplis ont été récoltés à l’aide de douze médecins du
travail des services inter-entreprises.
Résultats et interprétation
Les premières données disponibles et
communes pour les deux méthodes sont les données
socio-démographiques. Dans l’organisation il y a 61 % de femmes et
33 % d’hommes (6 % non-réponse) avec un âge moyen de 39 ans. 94 %
des répondants ont choisi leur emploi actuel, 82 % travaillent à
temps complet (et choisi pour 85 %) et 92 % sont en CDI.
Graphique 1 : État de stress selon la
fonction (Karasek/GHQ12)
L’approche Karasek/GHQ12
En premier lieu, nous présentons les
résultats de l’approche Karasek/GHQ121. Les deux médecins du
travail des services inter-entreprises, coordonnateurs du projet, ont
analysé les questionnaires à l’aide d’un outil statistique
développé en interne et construit sur leur expérience
professionnelle. Les résultats ont été présentés à l’entreprise
à l’aide d’un support Powerpoint. Nous présentons ici
brièvement quelques éléments.
Le premier point saillant est le
sentiment partagé d’une charge de travail accrue dans un passé
récent pour 52% des personnes de l’organisation. Ensuite, selon le
modèle de Karasek, au sein de l’organisation 32 % des répondants
se déclarent « tendus » (personnes en situation de stress). Un
comparatif avec deux autres établissements dans le Sud de la France
(établissement A : 26 % et établissement B : 28 %) indique que
l’établissement enquêté se trouve au dessus de la moyenne
régionale. Le croisement des résultats du modèle de Karasek selon
les services et les postes de travail (graphique 1) a permis d’isoler
des groupes sensibles : les service 2 et 3, le personnel
administratif, les aides médicaux psychologiques (AMP), les
aides-soignants et les personnels de service.
En intégrant la dimension « soutien
social » dans le modèle (ce facteur réduit l’état de stress des
personnes tendues) il résulte que 22 % de personnes de l’entreprise
sont en « ISOstrain » (c’est-à-dire des personnes tendues sans
aucun effet bénéfique du soutien social). À titre de comparaison,
l’enquête SUMMER 2003 a identifié 17 % des personnels en
ISOstrain pour le secteur sanitaire et social en France. Les
résultats de l’étude permettent de mettre en évidence les
conséquences négatives de cet état sur la santé de l’employé.
Le test GHQ12 permet également de
faire une mesure du stress de la population de l’entreprise : 25 %
de personnels se déclarent stressés (score > 3 / 12 pour le
GHQ12). Il est apparu également un lien entre les personnels
stressés et les conséquences sur la santé. Des régressions
logistiques permettent de mettre en évidence les principaux liens
avec le stress, en ordre d’importance : situations de violence
psychologique, ne pas pouvoir réaliser normalement son travail,
travail seul jugé pénible, sexe féminin. L’enquête identifie 25
% des salariés concernés par de la violence psychologique ; 32 %
des salariés déclarent ressentir une impression d’usure
professionnelle. Les liens avec ce sentiment sont par ordre
d’importance : un manque de reconnaissance de la hiérarchie, un
climat social difficile ou pesant, un travail par roulement jugé
pénible, des moyens insuffisants pour faire face aux situations
difficiles, ne pas prendre du recul et des problèmes de maintenance.
Les surveillants de nuit et les AMP sont les plus concernés. Les
éducateurs spécialisés et les aides-soignants dans une moindre
mesure.
En conclusion, les points essentiels
observés avec l’approche Karasek/GHQ12 sont :
les difficultés liées aux locaux,
mobilier, et problèmes de maintenance : 20 %
le sentiment de ne pas réaliser
normalement son travail : 30 %
la formation continue insuffisante : 38
%
les violences au travail : 25 %
(surtout le fait de personnes de l’entreprise)
l’usure professionnelle : 32 %
(surtout dans le service 3)
les conditions de travail favorisant
l’envie de quitter l’entreprise
la charge mentale, différente d’un
service à l’autre, n’est pas uniquement le fait du public pris
en charge – le stress et son impact négatif sur la santé
selon les médecins du travail, plus
d’un salarié sur trois présente un problème de santé en lien
avec son travail.
Les suggestions émises auprès de
l’entreprise suite au travail d’analyse concernent principalement
une intégration de cette évaluation dans le document unique et à
en déduire les pistes d’amélioration dans les plans annuels de
prévention :
faire un état des lieux des locaux et
matériels et régler les problèmes de maintenance,
étudier l’organisation du travail
afin de réduire les situations au cours desquelles les salariés ne
peuvent réaliser normalement leur travail,
après analyse des besoins, revoir le
plan de formation continue,
remédier aux problèmes de violences
internes.
Le WOCCQ
L’évaluation et l’analyse WOCCQ
visent à distinguer le risque (stress/stimulation) et les facteurs
de risque, d’isoler les groupes à risque, de hiérarchiser les
résultats et d’émettre des hypothèses en matière d’actions
organisationnelles et/ou ergonomiques. Les réponses au questionnaire
WOCCQ ont été intégrées dans la WOCCQ Tool. Le logiciel a ensuite
calculé les résultats2. Les données socio-démographiques ont
nécessité un regroupement pour s’accorder à la structure de la
WOCCQ Tool.
Graphique 2 : État de stress selon la
fonction (Karasek/GHQ12)
Tableau 1 : Classifi cations des
structures sur les six dimensions
Le niveau de stress (47,79) est
légèrement en dessus de la moyenne : le pourcentage de personnes
avec un stress élevé (12,6 %) est moins important que le
pourcentage de personnes avec un stress faible (19 %) ; la
stimulation positive est au dessus de la moyenne (51,46 %). Le WOCCQ
permet donc de dire que globalement l’entreprise se porte plutôt
bien en ce qui concerne les risques psychosociaux. Les six dimensions
(ressources, exigences, risques, planification, temps et avenir) sont
toutes également au dessus de la moyenne (graphique 2). Quand une
comparaison des scores de l’entreprise avec le score global du
secteur de la santé est effectuée, significativement les mêmes
résultats que les autres services du secteur sont trouvés.
Les résultats sur l’ensemble de
l’entreprise ne donnent pas d’indication d’existence de points
sensibles ; cependant, la prise en compte des catégories
sociographiques permet d’affiner l’analyse. Nous présentons ici
les plus marquants. Concernant le stress au travail, il est
généralement admis, pour des raisons que nous n’aborderons pas
ici, que les femmes sont plus vulnérables. Dans l’organisation
étudiée il n’y a pas d’exception à cette règle, les femmes
sont trois points au dessus du score des hommes. L’âge ne donne
pas de résultats significativement différents. Par contre, les
variables Poste de travail et Service3 fournissent des résultats
significatifs. Les résultats sont synthétisés dans le tableau 14
(total des ordres dans les six dimensions, le service avec le plus
petit nombre total était le plus souvent en moins bonne position
dans les dimensions).
Le service 3, et dans une moindre
mesure le service 6, se distinguent comme des points sensibles. Le
service 5 affiche un niveau de stress plus élevé que la moyenne et
son score sur les six dimensions des conditions de travail n’est
pas très positif également. Avant de rentrer dans les détails pour
les services, nous présentons les résultats pour les postes de
travail, et étonnamment, il n’y a pas de différence significative
pour les stress. Par contre, le niveau de stimulation est différent,
avec les éducateurs sportifs et les veilleurs de nuit les moins
stimulés et les assistantes sociales et les cadres le plus stimulés.
Dans les dimensions des conditions de travail, les risques,
planification, temps et avenir donnent des différences
significatives pour les postes de travail. Les aides soignants (24
personnes) sont identifiés comme un segment à risque ainsi que les
surveillants de nuit (26 personnes).
Deux variables doivent donc être
creusées pour approfondir l’analyse : les services et les postes
de travail. Les surveillants de nuit sont identifiés comme un groupe
sensible. Quand une analyse détaillée des dimensions de contrôle
des conditions de travail est effectuée, il apparaît que beaucoup
de problèmes sont inhérents au poste de travail de surveillant de
nuit (avoir des horaires compatibles avec la vie familiale, recevoir
de l’aide des collègues en cas de problème, pouvoir sans
inconvénient quitter sa tâche quelques instants). Nous allons
analyser en détail le service 3 et les aides soignants à titre
d’illustration.
Service 3 - Par dimension, nous
regardons les questions auxquelles une réponse négative a été
apportée afin d’identifier les points sensibles pour le service 3,
et en conclusion :
il semble manquer une description
claire des tâches et des procédures ;
il semble manquer une aide des chefs et
une collaboration avec les collègues ;
il semble y avoir une pénibilité du
travail et un problème d’agencement du poste de travail ;
il semble y avoir un problème
concernant le rythme de travail, de surcharge, d’organisation du
temps.
il semble y avoir un problème
d’agressions.
Aides soignants - Par dimension, nous
regardons les questions auxquelles une réponse négative a été
apportée afin d’identifier les points sensibles pour les aides
soignants.
En conclusion :
il semble y avoir un déséquilibre
entre le travail et la rémunération ;
il semble y avoir des procédures très
strictes et peu de marge de manoeuvre concernant la planification ;
il semble y avoir une pénibilité du
travail (bruit, odeurs) et un problème d’agencement du poste de
travail ;
il semble y avoir un problème
d’agressions.
Conclusion de l’étude
Cette étude est susceptible de
souffrir de plusieurs biais. Les questionnaires ont été recueillis
par plusieurs médecins de travail, ce qui a induit un biais dans
l’homogénéité des réponses aux questionnaires. Mais c’est
dans l’interprétation des résultats, d’une part par deux
médecins du travail ayant l’habitude de faire ce travail, ayant
une connaissance profonde de l’outil (puisque l’ayant construit
eux-mêmes) et ayant une connaissance concrète de l’organisation
(par leur statut de médecins du travail et les réunions tenues avec
la direction) et d’autre part par une personne qui sait seulement
manipuler et interpréter les résultats du WOCCQ Tool sans aucune
connaissance de l’organisation étudiée. C’est cette dernière
variable qui a probablement une influence sur l’interprétation des
données et qui pourrait avantager l’équipe de médecins de
travail. Et il n’est pas totalement exclu que l’interprétation
des données avec la WOCCQ Tool puisse également être légèrement
influencée par les résultats de l’autre méthode d’évaluation,
malgré l’effort de l’analyste pour rester objectif. En
conclusion, les deux méthodes s’accordent à trouver que :
le service 3 pose problème ;
les veilleurs de nuit et les aides
soignants sont des groupes sensibles ;
il y a un problème de pénibilité du
travail et d’agencement du poste, des difficultés liées aux
locaux, mobilier, et problèmes de maintenance ;
il faut être vigilant sur les
agressions et les violences.
En termes de plan d’actions, cette
évaluation doit être intégrée dans le document unique et des
pistes d’amélioration doivent en être déduites dans les plans
annuels de prévention :
faire un état des lieux des locaux et
matériels et régler les problèmes d’agencement du poste et de
maintenance ;
étudier l’organisation du travail
(procédures et planification) afin de réduire les situations au
cours desquelles les salariés ne peuvent réaliser normalement leur
travail ;
après analyse des besoins, revoir le
plan de formation continue ;
remédier aux problèmes de violences
et d’agressions.
Les résultats avec la méthodologie
WOCCQ sont globalement plus « positifs » que celles de la méthode
Karasek/GHQ12. Les deux méthodes n’identifient pas complètement
les mêmes groupes à risque en tant que structures et en tant que
postes de travail. Les régressions logistiques de l’approche
Karasek/GHQ12 permettent de faire une analyse détaillée des
principaux liens entre les facteurs. Dans l’analyse effectuée avec
cette approche, une place importante est donnée à la violence
psychologique et à l’impression d’usure professionnelle. La
WOCCQ Tool permet des analyses détaillées par groupe à risque
identifié et par dimension. Cependant, les violences ne sont pas un
point qui est apparu comme important.
Ce travail a été réalisé dans un
contexte de prise en compte des RPS en France déterminée par
plusieurs obstacles. Premièrement, nous constatons une
méconnaissance du phénomène par les entreprises, qui se trouvent
probablement dans la phase d’acceptation du sujet. Les intérêts
portés par le gouvernement ne peuvent qu’accélérer cette phase.
Deuxièmement, l’opposition entre l’aspect collectif
(l’organisation du travail) et l’aspect individuel (le stress)
fait des RPS une problématique complexe (à condition,
naturellement, que l’entreprise ait la volonté d’attaquer le
problème à la racine, c’est-à-dire l’organisation du travail,
au lieu de se contenter de faire du palliatif et de traiter les
malades du stress). Troisièmement, la volonté d’aborder le
problème en profondeur se heurte souvent aux multiples organisations
présentes, l’organisation de production, l’organisation de
travail, l’organisation de réseaux… L’« organisation » est
difficile à étudier et à diagnostiquer. Quatrièmement, la
difficulté à passer de la recherche à l’action est avérée.
Enfin, pour des préventeurs, les RPS ne peuvent être enfermés dans
le carcan traditionnel du modèle « risque » avec son danger
identifié. Quel est le danger ? Les conditions de travail ? Quel est
le risque ? Même sur des sites dédiés et dans la littérature, on
constate un manque de définition claire. Et les « experts » des
RPS, souvent médecins ou psychologues, ne disposent souvent pas des
démarches méthodologiques et d’ingénierie associées à
l’analyse des risques traditionnels. L’intégration des RPS dans
le document unique constitue de fait une mission très difficile.
Dans ce cadre, le WOCCQ et le Karasek sont des outils qui permettent
d’aborder la problématique des RPS dans une organisation et de
proposer des pistes d’amélioration.
Remerciements
Nous remercions les Drs P. Presseq et
D. Gautrand pour leur collaboration et l’équipe WOCCQ de
l’Université de Liège pour l’intégration des données du
questionnaire dans la WOCCQ Tool.
1. Il est à noter que le WOCCQ se base
également en partie sur le modèle de Karasek.
2. L’interprétation des scores est
la suivante : <40 : faible ; 40-60 : moyen ; > 60 : élevé.
3. Aucune personne du service 8 n’a
participé à l’enquête. Le service 9 compte cinq participants,
soit 1 % des participants.
4. Note : cette synthèse ne fait pas
partie de la méthodologie WOCCQ mais est une proposition de l’auteur
pour visualiser et interpréter les résultats.
Références
bibliographiques
Karasek RA, Theorell T.
Healthy work. New York: Basic Books, 1990.
Siegrist, J. (1996).
Adverse health effects of high effort—low reward conditions at
work. Journal of Occupational Health Psychology, 1, 27–43.
http://www.woccq.be
http://www.respectophetwerk.be/fr/toolkit
De Keyser, V., & Hansez, I. (1996).
Vers une perspective transactionnelle du stress au travail : Pistes
d’évaluations méthodologiques. Cahiers de Médecine du Travail,
33(3),133- 144.
Hansez, I. (2001). La validation du
WOCCQ : vers un modèle transactionnel du stress et du contrôle de
l’activité de travail, thèse de doctoral, Université de Liège,
Liège, Belgique.
Hansez, I., & De Keyser, V. (2002).
Du diagnostic des risques psychosociaux à la gestion
organisationnelle du stress. In M. Neboit & M. Vezina, Santé au
travail et santé psychique (pp.189-206). Toulouse, France : Octarès.
Collection Travail et Activité Humaine.